FAR FROM SAMSARA


Note d'intention du réalisateur Rémy Dumont



De nombreux thèmes ont été abordés à travers les réalisations cinématographiques de Tutella Prod. La ligne éditoriale de ces films se veut pertinente mais en aucun cas partisane quels que soient les domaines abordés.

La pensée critique qui sous tend cette dernière repose essentiellement sur une vue qui résulte d'une analyse de la relation dite de cause à effet et également des contextes évoqués. Elle se démarque ainsi de toute influence dans la mesure du possible et en conséquence de tout élan susceptible de générer un foyer polémique. J'irai même plus loin en affirmant que l'objectif recherché s'inscrit dans l'optique de réflexions à partager dans un but de maturité et de fécondité au sein des rapports humains. Se définir comme avant gardiste est certes facile tant que l'on ne prend pas en compte tous les facteurs qui échoient à la définition de liberté rapportée à l'humain. Il s'agit en l'occurrence et en la matière d'adjoindre à cette avant garde supposée le recul objectif et l'étude approfondie en rapport au sujet exposé.


Il m'a semblé opportun d'aborder la spiritualité au sens propre du terme à travers un film.

Il m'est apparu que cette spiritualité conformément à la définition présentée précédemment de la ligne éditoriale de Tutella Prod s'effectuerait par un retour et une synthèse de toutes les formes de spiritualité qu'il me fut donné de côtoyer à travers de nombreux voyages ou bien encore d'étudier par la lecture de textes faisant office de références dans le monde. Extraire de cette somme de vécu et de connaissance la substantifique moelle, tel était mon vœu essentiel. Me définissant d'emblée comme athée et anarchiste, cette spiritualité en aucune manière ne devrait faire appel à des références reconnues ou instituées, lequel positionnement de ma part me permet par ailleurs de m'ouvrir aux autres et à toutes les tendances existantes avec la plus grande des tolérances et la plus large des écoutes.

Mon objectif résidait en une démarche sincère et profondément humaine et il se réalisa suite à l'impact d'un évènement des plus marquants et des plus douloureux à mon égard : ce dernier fut le décès de mon père en 2012.


Porté naturellement par les influences culturelles des années 70-80, j'eus recours au concept de la pensée chamanique pour concevoir le récit de " Far from Samsara " sans omettre ma passion inhérente à tout le courant de pensée et de création surréalistes de cette même époque.

La pensée chamanique m'est favorable et elle me porte jusques et y compris dans mon quotidien. Cette dernière nous guérit mieux que les prières et nous instruit mieux que les mots car elle procède d'une magie bien ancrée dans le réel. Le dialogue avec mon défunt père serait sans doute possible, me disais je, sous certaines conditions bien sur !


Je dois à mon père, lors de mon plus jeune âge, de belles excursions en montagne, quelques hautes ascensions encore, et ce féru de botanique qu'il était m'a communiqué à jamais cette passion emprunte de pureté et d'intensité que procure les parcours effrénés sur les arêtes de roche ou de glace ainsi que la méditation profonde aux sommets des cimes.

Revisiter les lieux communs fréquentés plusieurs décennies auparavant avec mon père présageait en conséquence de la consécration d'une forme de spiritualité qui découle à la fois de la méditation, de l'action, d'une préparation, de l'expérimentation et de la mise en œuvre d'un ensemble de processus à la fois mentaux et physiques. " Far from Samsara " rappellera à certains moments par des éclairs ou des analogies le cheminement essentiel, utile dirai-je, qui résulte du champ expérimental psychédélique largement développé par des écrivains tels que Henri Michaux, Aldous Huxley et d'autres encore au cours années 60 à 70.

Ces expériences quoique fort périlleuses et d'autant controversées pouvaient en effet apporter des révélations bouleversantes et pertinentes sur la nature, le cheminement et la manifestation de la pensée chamanique.

Dans " Far from Samsara " , la marche quotidienne et soutenue, la concentration et les efforts lors du tournage auront suffi pour produire naturellement les visions, les sensations et les pensées requises pour la construction du récit et sa projection concrète dans le réel à travers la réalisation qui s'ensuivit.


Le moment opportun était venu.

J'étais prêt à entamer un dialogue mu et animé par des éléments naturels et porteurs comme le font encore et à leur manière les animistes. J'étais prêt à me fondre dans l'éternité, me dérober de l'étau spatio-temporel afin de célébrer dans l'alternance de l'ombre et de la lumière cette spiritualité sans nom, sans norme et sans étiquette, la mienne, et cela à travers l'ultime hommage rendu à mon défunt père...


A chacun sa voie ! Telle est ma devise. Si certains aventuriers ont choisi la traversée de l'Atlantique en solitaire et à la voile pour citer un exemple, il me fut alors donné d'opter pour la réalisation d'un film en solitaire.

Je me souvins également que lors de mes voyages aventureux d'antan (durant les années 70), les moments de grande intensité en terme de révélation et d'approche de la pensée chamanique avaient eu lieu dans des situations de solitude extrême, de dépouillement total, mêlées à de grands efforts voire marquées du sceau de souffrances avérées.

Cette performance en solo m'obligea notamment à faire des tests à chaque prise, contrôler le résultat pour ensuite tourner chaque prise sous des angles différents, courant ensuite pour interrompre et récupérer la caméra, repartant en sens inverse pour réitérer le même parcours, ainsi de suite et j'en passe !...

Ces exercices quotidiens et épuisants constituèrent, alliés à la technicité(caméra et pied), l'essentiel des moyens mis en œuvre afin de me trouver en phase avec l'au delà...J'oubliais: il y avait aussi le rituel de la rédaction du script quand épuisé, je regagnais en nocturne mon camp de base (un petit appartement à l'Alpe d'Huez) baignant dans le silence et la solitude propres au mois de Septembre en cette station.


" Far from Samsara " constitue à ce jour mon unique réalisation pleinement cinématographique car d'ordinaire je suis réalisateur de vidéos, ce qui est en tout point bien différent.

Le profil d'ensemble de " Far from Samsara " procède d'un concept bien particulier qui est celui de la synergie de l'art cinématographique et de l'art poétique. En ce domaine, rien n'était gagné d'avance mais d'un autre côté cet aspect des choses tacitement s'imposait dans le cadre spécifique d'une performance en solitaire.

Pierre Torreilles est le poète auquel je dois l'écriture de mon œuvre poétique majeure à ce jour, soit la trilogie composée de : " Le dialogue interrompu ", " La tentation de Narcisse " et " La pièce manquante ".

J'écrivis dans les années 90 cette trilogie du vivant de Pierre Torreilles en entretenant avec ce dernier des correspondances régulières. Son nom avoisine par sa "proximité spirituelle" celui de mon père dans la mention spéciale de dédicace au début du film.

Si j'avais été musicien, j'aurais bien volontiers cité Olivier Messiaen que j'ai eu l'occasion de rencontrer et qui a séjourné régulièrement dans cette merveilleuse et fantastique région qu'est l'Oisans en y composant une partie majeure de son œuvre monumentale.


J'indiquerai à titre de repères clés que deux des trois tenues du chaman se réfèrent à des données historiques :

- La tenue "noir" fait référence à la catastrophe meurtrière qui eut lieu le 09 Février 1950 à la mine de charbon de l'Herpie située à 2400 mètres d'altitude à proximité de l'Alpe d'Huez. Pour de plus amples informations sur cet évènement tragique, des rubriques sont disponibles sur Internet et je préconise à titre indicatif le lien ci-dessous :

http://espace-documentaire.cg38.fr/uploads/Document/99/WEB_CHEMIN_36226_1231949603.pdf

- La tenue "argent" fait référence au site archéologique de Brandes se trouvant sur le territoire de la commune de l'Alpe d'Huez. En ce lieu s'est implanté à partir du douzième siècle un village dont les occupants travaillaient à extraire du plomb argentifère. Entre diverses rubriques existantes sur Internet, je préconise à titre indicatif encore le lien suivant:

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/abpo_0399-0826_1989_num_96_2_3319


" Far from Samsara " est un film d'une durée d'une trentaine de minutes.

Il est construit de la manière suivante (se reporter au scénario pour toute précision ou détail):

- Un prologue

- Le premier chapitre intitulé : NOIR

- Le deuxième chapitre intitulé : NOIR ET BLANC

- Le troisième chapitre intitulé : ARGENT

- Un épilogue


La tenue "noir et blanc" du chaman est propre à l'étape intermédiaire (deuxième chapitre) qui se situe entre l'émergence des ténèbres au premier chapitre et le jaillissement de la haute clarté inaugurant "l'accès au séjour des morts" au troisième chapitre.

Le choix des objets symboles (couvercle de boite de laque pour la lentille et statuette du guide) ne se réfèrent à aucun dogme d'inspiration religieuse ni à aucun symbole proprement culturel : leur essence est purement chamanique. Je l'affirme : la pensée chamanique est inerte à toute influence ethnique ou sociale.

Elle n'est redevable que de la relation de l'esprit à l'univers.


Le parcours à diverses phases du récit alterne en un montage parallèle avec des prises de vue où le chaman déambule dans un cimetière en une tenue circonstanciée d'une connotation plutôt séante. Ces prises de vues sont traitées en dominante noir et blanc et ce cimetière est celui où repose mon père (se reporter à la mention particulière à la fin du film).

Les tenues du chaman (chemises et pantalons) y compris celles éphémères requises dans la scène des métamorphoses multiples et transitoires du pont romain situé vers l'Alpe d'Huez sont pour chacune d'entre elles composées d'authentiques soies d'Asie du Sud Est (excepté tel que énoncé précédemment la tenue portée dans les séquences au cimetière).

Au cours du récit se diluent progressivement les repères par la mise en valeur des éléments naturels qui constituent l'environnement et cela sous les effets d'une volonté ouvertement esthétique. Les données se dématérialisent et échappent à leurs dénominations ou symboliques coutumières. Les citations poétiques contribuent avec le visuel et la musique composée exclusivement pour ce film par Valéry Pasanau à cette désertification du sens commun au profit de la manifestation du mystère. Cette dernière procède plutôt du domaine sensitif qu'apparent. La musique de Valéry Pasanau comporte une rythmique évoluant très subtilement tout au long du film. Porteuse énigmatique de présages dévolus à l'inexorable déambulation du chaman, elle chemine depuis l'ombre vers la lumière faisant allusion dans l'esprit plutôt que dans la lettre à des concepts tels que celui des cercles de l'enfer chez Dante Alighieri ou bien encore celui du Dharma propre au bouddhisme (le chemin en spirale). De strates en strates, la musique est assimilable à un fluide ayant vocation d'annihiler les repères communs afin de donner voix au vide.

Ce faisant , tout vitrail des hautes sphères ainsi que toute croix des hauteurs entrevus dans le film deviennent à leur tour de simples balises sur le chemin, des alliés ou des mémoires perdant ainsi et de ce fait la charge de leur contenu initial (représentations chrétiennes notamment) pour s'intégrer à ce dépouillement total qui à mon sens donne lieu, corps et âme à toute forme de liberté spirituelle réelle et essentielle.

L'épilogue du film ponctué par " Le Voyageur " de Nietzsche vient accréditer en lui donnant libre cours cette forme de spiritualité qui se conçoit dans l'errance, l'acceptation du vide ainsi que dans l'absence de but.


C'est à ce prix que la liberté rejoint l'absolu, par une fusion paradoxalement et conjointement désirée car inexorablement contrainte et forcée par un courant et une force qu'ils seraient vain de vouloir nommer ou de représenter. Ainsi se définit à mon sens l'authentique extase. C'est enfin en ces termes que l'humain accède à une spiritualité universelle puisant sa force dans le fondement de son être intérieur, laquelle force le porte vers l'ouverture totale à autrui et à son environnement.

Éloge de la pensée chamanique au départ , " Far from Samsara " se déclare en retour potentiellement vecteur d'une humanité libre, pacifique et tolérante, à l'écoute attentive de son âme ainsi que des innombrables émotions, courants et signes qui érigent l'être dans l'intemporalité et la continuité de l'infini.....


La pensée chamanique est une relation avec l'univers et constitue une expérience unique pour chaque individu libre de choisir sa voie.


Rémy Dumont

Président de Tutella Prod

le 15 Mars 2013


Annexe et notes complémentaires :


- Le saṃsāra (संसार terme sanskrit signifiant « ensemble de ce qui circule », d'où « transmigration » ; en tibétain khor ba, ou Khorwa) signifie « transition » mais aussi « transmigration », « courant des renaissances successives ». Dans le bouddhisme, il s'agit du cycle des existences conditionnées, c'est-à-dire les états de l'existence sous l'emprise de la souffrance, de l'attachement et de l'ignorance. Ces états sont conditionnés par le karma. D'une manière moins juste mais plus simple, le saṃsāra est donc le cycle des vies, de renaissance en renaissance. Ce terme existe aussi dans l'hindouisme, le jaïnisme, le sikhisme.

Pour d'avantage d'information concernant ce terme spécifique, lien Wikipédia ci-après:

http://fr.wikipedia.org/wiki/Saṃsāra



- Le vitrail traité en transparences et qui apparait à diverses reprises au cours du récit appartient à la chapelle du Rosay (1643?) située dans la forêt de Maronne.